Je serais ta figue

J’ai à l’origine écrit cette nouvelle pour Philéas & Autobule, ma revue belge d’initiation à la philosophie préférée. La consigne était de représenter un amour non-réciproque entre deux jeunes garçons. Il s’avère que j’ai un peu poussé les limites : ce texte a été refusé parce que trop sensuel et sophistiqué pour le lectorat visé (9 – 13 ans). J’en veux pas à la rédaction de Philéas, elles ont raison, mais j’aime tout de même beaucoup ce texte. (Et je suis un peu fière ! C’est ma première “censure”, haha.) Alors le voilà. Je vous le donne.

ob_da3a65_agorwe19

Si je serais ta figue, et tu me mangerais

Je me réveille avec cette phrase boiteuse. Elle tourne et tourne dans ma tête.

J’ai rêvé de toi, Mahdi. Tu grimpais au figuier qui pousse devant le balcon que partagent nos deux chambres. Tu levais la tête, les yeux plissés dans la lumière d’août, et je te regardais d’en haut. Je te regardais venir, en espérant de tout mon cœur que tu ne tomberais pas. Que tu arriverais jusqu’à moi. Parce que dans le rêve j’étais ta figue. J’attendais que tu me cueilles. Et que tu ouvres la bouche, pour me…

Je ne peux même pas penser les mots. Il y a comme un trou noir qui palpite dans mon ventre, un passage vers un monde merveilleux. Où je serais ta figue.

Je me lève, enfile un tee-shirt sur ma peau moite, sors sur le balcon. Il doit être 6 heures et déjà j’ai trop chaud. Ta fenêtre est entrebâillée. Tu dors encore, Mahdi, le visage enfoui dans l’oreiller, les cheveux raides de sueur.

D’habitude, on se réveille en même temps et on fait la course dans le figuier. Il y a toujours une figue qu’on veut tous les deux. Tellement mûre qu’elle déborde, avec du jus qui coule et la peau poisseuse. On se précipite. Tu me cries : « C’est ma figue, Ulysse ! Pas touche ! » Et tu me tires en arrière par mon tee-shirt, au risque de me faire tomber. Mais je ne tombe jamais. Et ce n’est jamais toi qui l’as ; je suis bien plus rapide. Je mange ta figue à califourchon sur une branche haute, en me léchant les lèvres, en te regardant m’envier.

Mais pas aujourd’hui. Je grimpe lentement, sans bruit. Et tout en haut, je la trouve. Ta figue. Elle est parfaite. Lourde et tombante comme des fesses de grosse dame. Dans mon rêve, c’était moi ta figue et tu me… J’imagine tes grandes dents blanches déchirant la peau de ta figue, ta figue qui serait moi, Ulysse, et que tu… que tu… (Je fronce les sourcils, me force à penser les mots. C’est super dur.) Moi, Ulysse, que tu mangerais !

De retour sur le balcon, je toque à ta fenêtre. Doucement. Dans mon ventre le trou noir se met à tout aspirer. Je ne savais pas que mon corps était capable de faire ça.

Tu ne te réveilles pas.

Alors je toque plus fort. Je n’en peux plus, Mahdi : tu dois manger ta figue.

Finalement, tu viens à la fenêtre. T’as la marque des draps froissés sur la joue, et les yeux gonflés.
— Quoi ? tu croasses.
Je te tends ta figue. Tu la regardes, interloqué, sans la prendre.
— Elle est pour toi, j’insiste. C’est ta figue.
Tu fermes les yeux, soupires, secoues la tête.
— Laisse-moi dormir, Ulysse. Il est trop tôt.
Et tu me tournes le dos. Le trou noir dans mon ventre s’étouffe sur du vide. J’ai compris : ce passage ne mène pas à toi. Sinon, tu aurais pris ta figue, et tu m’aurais souri, même fatigué. Tu aurais eu faim de moi, autant que j’ai faim d’être ta figue.

Je la jette dans le jardin de toutes mes forces. Elle s’écrase sur la pelouse, éclate, saigne — un cœur explosé. Moi je retrouve mon lit. Dans ma tête, la phrase continue à tourner.

Et tu me mangerais, si je serais ta figue

La maman de la petite Alice

Nouvelle écrite en atelier d’écriture avec la super association du PJE (le Prix du Jeune Ecrivain, voir ici pour plus d’infos).

Rayon de supermarché
Photo par Samuel Bollendorf

La maman de la petite Alice

La dernière fois que j’ai vu ma mère, elle passait à la caisse. Elle m’avait renvoyée dans les rayons chercher la lessive qu’elle avait oubliée. Quand je suis revenue, elle était déjà en train de payer.
— Maman, j’ai annoncé en dévalant l’allée. Je l’ai !
Ma mère a pris son ticket de caisse, l’a fourré dans l’un de ses cabas avant d’empiler ses sacs dans son chariot et de se diriger vers les portes automatiques.
— Maman, j’ai crié. La lessive !
Elle ne s’est pas retournée. Les portes se sont refermées derrière elle.

***

— Bichette, comment tu t’appelles ?
— Alice, j’ai dit en serrant le bidon de lessive contre moi.
— Tu as quel âge ?
— J’ai huit ans.
Les caissières étaient gentilles, mais elles ne savaient pas quoi faire de moi.
— Il faut passer un appel ? a demandé la plus âgée des trois.
— Tu veux des Haribo, ma puce ? a proposé sa collègue.
— Oui, d’accord.
— On va passer un appel, a décidé l’autre.

La maman de la petite Alice est demandée à l’accueil. La maman de la petite Alice…

J’ai patienté avec des chips au paprika, trois Balisto et un Journal de Mickey. Elles ont répété l’appel toutes les heures jusqu’à la fermeture de l’Intermarché — mais Maman n’est pas venue.

A la fin de la journée, bien embêtées, les caissières m’ont installées dans leur salle de pause, avec un édredon et un oreiller chipés au rayon literie. C’est Christiane qui m’a bordée.
— Elle reviendra, choupette.
— Je peux avoir ma lessive ?
Christiane est allée chercher mon bidon. Je l’ai pris dans mes bras, comme une peluche. Je n’étais pas trop inquiète : ma mère faisait les courses tous les samedis. Bien sûr qu’elle reviendrait.

***

Le samedi suivant, je me suis postée à l’entrée avec mon bidon dès l’ouverture du magasin. Le vigile m’a souri :
— C’est aujourd’hui qu’elle revient, louloute ?
J’ai hoché la tête. J’avais passé la semaine à faire des châteaux de rouleaux de papier toilette et des courses de chariots, mais maintenant je voulais ma Maman.
Je me suis précipitée dès que j’ai vu sa voiture entrer dans le parking.
— Maman !
Ma mère a ouvert sa portière, pris ses sacs dans le coffre.
— Je suis là, Maman ! Je t’attendais ! Ça va ?
Elle m’a contournée pour aller chercher un chariot. J’ai trottiné derrière elle en brandissant mon bidon.
— T’avais oublié la lessive alors je te l’ai gardée, tiens !
Elle a passé le portail et s’est dirigée vers le rayon Fruits et Légumes. J’ai couru pour la dépasser et bloquer la route de son chariot.
— Maman ! C’est moi, Alice !
Le regard de ma mère a glissé sur mon visage. A ses yeux, j’étais devenue aussi lisse et insignifiante qu’un poivron.

***

Alors j’ai grandi là. De l’Intermarché, j’ai fait un pays, un langage, une cuisine — t’as déjà essayé d’émietter des Spécial K sur une tartine nutella banane ? De cuire des fraises aux microondes ? De ne manger rien que des betteraves pendant trois semaines parce que ça te fait mourir de rire que ton pipi rougisse ?

Et tous les samedis, je revoyais Maman. Je n’essayais plus de lui parler — je la suivais sans bruit, de rayon en rayon. A ma manière, je prenais soin d’elle. Je notais sa marque de lait préféré, le parfum de son shampooing, et je m’arrangeais pour que ce soit toujours en stock.

***

Bien sûr, je suis devenue caissière. Je suis la mémoire vivante du magasin, l’experte en promo, la magicienne du réassort. Je ne demande aucun salaire : juste de pouvoir continuer à vivre dans la salle de pause et à me servir à ma guise dans les rayons. Et surtout, d’être la seule caisse ouverte le samedi matin, quand Maman passe. Pour tenter, une fois par semaine, de croiser son regard.

Aujourd’hui, j’ai 18 ans, et Maman a acheté du champagne. Je me demande si c’est parce qu’elle se souvient de moi, au fond d’elle-même. Si c’est sa façon de me souhaiter bon anniversaire. Je scanne la bouteille et je la lui tends.

Nos mains se frôlent. Nous lâchons la bouteille. Elle s’écrase au sol, éclate, répand du verre et du champagne partout.
— Merde, je marmonne.
Ma mère me regarde.
Elle tremble. Tellement que ça me surprend qu’elle parvienne à rester debout. Ses yeux sont deux flaques troubles, sa peau paraît fondue, son visage se désintègre.
— Alice ?
Je me fige. Ça fait dix ans que je n’ai pas entendu ce prénom prononcé par cette voix.
— Alice, c’est toi ?
Je baisse les yeux. J’allume le micro d’annonce.
On demande le service d’entretien à la caisse une, s’il vous plaît. Le service d’entretien, merci.

 

CHATON

Détail de Mère et enfant de Renoir

J’ai écrit la nouvelle qui suit dans le cadre du master de création littéraire du Havre, pendant un workshop encadré par Antoine Boute, un écrivain, essayiste et poète sonore belge. (Son blog ici, sa page wikipedia , une critique de son dernier roman chez mes amis du site Karoo.)

L’objectif – car c’est important de se définir des objectifs clairs, voir à ce sujet mon précédent post – l’objectif, donc, de ce workshop était d’écrire “un texte-bombe-blague : un texte dont l’enjeu est de produire ‘l’effet d’une bombe’, donc un texte dont l’impact sur le réel est manifeste, même si au final il se déjoue lui-même, assume sa fiction, le fait qu’il ‘n’est qu’une blague’.

Vous me direz si j’y suis parvenue. Bonne lecture !


 

L’été dernier, j’étais chez les parents de Constant, et il y avait une chatte qui s’était installée sur une corniche pour avoir sa portée. On avait mis une boite en carton avec un torchon propre dedans.

Un matin, un chaton est tombé de la corniche. On ne sait pas si c’est la mère qui l’a poussé ou s’il est tombé tout seul. Il ne pouvait pas marcher, il était encore au stade où ils sont tout mous, tout chauds, aveugles. Il était perdu dans le gazon et il hurlait.
C’était ennuyeux pour les parents de Constant, parce qu’ils voulaient qu’on mange dans le jardin tous les quatre ce midi-là, et que ça se fait moyen, de bouffer à côté d’un moribond. Même si c’est qu’un chat.

Constant, lui, il était catastrophé parce que je m’étais agenouillée en pyjama dans l’herbe humide, à côté du chaton, et que je pleurais. En silence, je pleurais.

C’est Constant qui me regarde pleurer, et moi je regarde ailleurs. Moi je regarde le chat. C’est souvent comme ça.

On a cherché une solution. C’est comme ça qu’il m’aime, Constant : il cherche des solutions. On a appelé la SPA. Ils ne voulaient pas le prendre. A cet âge-là, si la mère ne s’en occupe pas, c’est la mort assurée, parait-il. Constant a attrapé la maman et lui a fourré le museau à l’endroit où son petit l’appelait, mais elle n’a rien fait. Elle s’est détournée.

Les chatons ne savent pas réguler leur température, donc si on le laissait dans le gazon, il allait mourir de froid et de soif, lentement, en criant tout du long. J’ai dit à Constant : il va mourir pendant des heures et nous, on va le regarder, pendant des heures. J’ai dit : si on l’aimait vraiment, on le tuerait.

On est allés sur Youtube mais on n’a pas trouvé de tutoriel qui montrait comment tuer un chaton. Par contre, il y en avait un pour les lapins. Il faut leur briser la nuque d’un coup sec.

On est ressortis dans le jardin. Il faisait beau. J’ai pris le chaton dans le creux de mes mains. Il était trop petit pour que je le prenne dans mes bras. Quand je l’ai pris, il a cessé d’hurler aussi fort. Ma chaleur l’a réchauffé.

Je l’ai pris dans mes mains et j’ai posé ma bouche sur la fourrure toute douce de son ventre. Il était trempé de la rosée du matin. Je l’ai embrassé. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, que je serais sa maman à la place de sa maman, que je l’aimais plus que je n’avais jamais aimé un chaton.

Il s’est calmé. Je pense qu’il comprenait.

Moi, par contre, ça n’allait pas du tout. J’aime vraiment beaucoup les chats ! J’ai réalisé que tous les chats du monde souffriraient un jour ou l’autre, et qu’il valait mieux les tuer tous, tous sans exception, ici et maintenant, pour leur éviter ça.

Quand je glisse, je glisse vite et profond. Du génocide félin, je suis passée à l’existence humaine et son absurdité, à quoi bon vivre pour souffrir, et puis, et puis…

Constant m’a souri. Il a mimé le geste. La torsion. C’est comme ça qu’il m’aime, Constant : quand je perds pied, il me relève, gracieusement, sans jamais perdre son équilibre.

Le chaton respirait paisiblement. Il s’était endormi. Une main autour de sa petite tête, l’autre autour de son ventre tout doux. Un coup sec. Il ne souffrirait pas. J’ai fermé les yeux.

Je l’ai tordu. Je tremblais, il était mouillé, et je l’ai tordu tout entier. Il y a eu un craquement horrible qui s’est transmis de mes doigts jusque mes épaules.

Quand j’ai rouvert les yeux, le chaton était toujours vivant. Il avait des spasmes. J’ai poussé un cri et je l’ai lâché. Il est tombé par terre.

On est restés plantés là, une minute, deux minutes. Je me disais que j’en avais assez fait. Qu’il allait mourir tout seul maintenant. Constant se décomposait. Je sentais sa douleur rayonner, jaune rouge comme une brûlure. C’était pire que tout pour lui, pas parce que le chaton était paralysé, mais parce que ça voulait dire que ce n’était pas fini, ça voulait dire que, moi, je souffrais encore. C’est comme ça qu’il m’aime, Constant : quand je mutile un animal, lui c’est pour moi qu’il s’inquiète.

C’était à moi d’arrêter tout ça. Je portais des baskets à semelles toutes fines. Son crâne a craqué sous mon pied, et j’ai frissonné, comme quand j’écrase un escargot par erreur. J’ai bien senti les deux textures : le crac puis le visqueux.

Constant m’a pris la main. Il m’a embrassée. Il n’a pas souffert, il a dit. Tu as fait ce que tu avais à faire. C’est pour le mieux. C’est comme ça qu’il m’aime, Constant : il croit tout ce que je dis, même quand moi je n’y crois pas.

C’est Constant. C’est comme ça.

Je lui ai souri.

On a essuyé nos pieds sur le paillasson avant de rentrer.

Ecrire comme une ingénieure

Il y a un an, j’ai décidé de partir A La Poursuite De Mes Rêves. Après une formation d’ingénieur et un passage de quelques mois dans une start-up, je me suis inscrite en master de Création Littéraire. Et j’ai écrit un roman.

pelican-1312440_1920
Aylin (c’est moi !) prend son envol

J’ai énormément de chance d’avoir pu tout quitter pour m’y consacrer pendant un an. Vraiment, je suis très reconnaissante. Mais si vous le permettez, je vais me plaindre un peu.

Ecrire un roman, c’est dur. Sur la vie de ma mère, c’est dur. C’est pas impossible, mais c’est dur.

7496283770_ed2df67e70_b
Bon, pas aussi dur que de travailler à la mine, c’est sûr.

C’est dur parce qu’il faut à la fois écrire le roman, et inventer la méthode qui nous permet d’écrire le roman.

Bien sûr, il n’y a pas de méthode universelle pour écrire un roman. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il faille bosser sans méthode. Personnellement, je ne crois pas que les écrivains sont des êtres surnaturels à qui les romans viennent complets lors d’une transe.

gb17[1]
Quand un extra-terrestre tombe du ciel pour vous donner une idée de roman

Mais attendez, un roman, c’est un projet, non ? Un projet qu’il faut gérer ? Ça tombe bien, la gestion de projet a été élevée au rang de sciences dans les écoles d’ingé. Et je sors d’une école d’ingé !

Honnêtement, j’étais pas grande fan de ces cours-là, ni du monde de l’entreprise en général. Les grands principes me paraissaient du bullshit monstre et le jargon me donnait envie de retourner au lit et de ne plus jamais en sortir.

PRINCE2
La gestion de projet. Ça donne envie, non ?

Mais avec le recul, je me rends compte qu’il y a certains principes de base de gestion de projet qui m’ont aidée cette année. (Faire des études d’ingé prépare à l’écriture de roman ! Qui l’eut cru ? Pas moi !) Les voici ci-dessous.

(Soyons clairs, c’est ce qui marche pour moi et pour ce projet précis. Je dis pas que c’est appliquable pour tout le monde ou même que je ne vais pas changer de façon de travailler dans le futur. Si vous, vous fonctionnez tout à fait différemment, je serais heureuse de lire comment vous faites ! Dites-le moi en-dessous.)

1) Définir des objectifs clairs

C’est ce qu’on apprend en premier : pour qu’un projet se passe bien, il faut que tous les acteurs soient d’accord sur l’objectif à atteindre. (Les acteurs ? Les gens qui bossent sur le projet.) (Facile, y a que moi.)

Donc je m’interroge :

C’est quoi l’objectif quand on écrit un roman ?

Ben, écrire le roman.

Okay, mais quel genre de roman ? Il raconte quoi ?

Alors, c’est l’histoire d’une fille qui va à la mer avec ses parents sauf que —

Super, mais elle veut dire quoi ton histoire exactement ? Et qu’est-ce qui se passe au début, à la fin, au milieu, juste après le début et juste avant la fin, et juste après juste après le début, et surtout il va faire combien de pages ?

Donc en fait tu veux que j’écrive le roman avant d’écrire le roman ?

shouting-1719492_1920.jpg
Combien de pages, Aylin ? COMBIEN DE PAGES ??

Voilà le nœud du problème : je ne sais pas vraiment à quoi il va ressembler, le roman. C’est comme quand j’étais gamine et que je dessinais des maisons : je savais vaguement à quoi je voulais qu’elles ressemblent mais si on m’avait demandé de les construire, je n’aurais pas su par où commencer.

Maintenant que je suis grande, non seulement je dois mettre les mains dans le ciment et porter des tonnes de briques mais en plus je me rends compte qu’il manque des murs porteurs et que les tourelles que j’avais ajoutées pour faire joli ne sont possibles que dans un monde où la gravité n’existe pas… Bref, ça devient beaucoup plus compliqué.

gaudi-1161570_1920
On peut pas tous être Gaudi.

Pour le roman que je viens de finir, j’ai assez rapidement écrit un synopsis complet de l’histoire. Et je l’ai suivi… plus ou moins. Surtout, j’y suis retournée sans cesse pour intégrer les changements que j’avais faits, essayer de prendre du recul et vérifier que l’histoire disait toujours ce que je voulais qu’elle dise.

(Qui a dit « boucle infinie » ?)

Donc j’ai défini mon projet au début, mais je n’ai pas arrêté de le redéfinir ensuite.

2) Etablir un planning

Impossible, vous allez me dire. L’inspiration, ça vient quand ça vient !

Caspar_David_Friedrich_-_Wanderer_above_the_sea_of_fog[1]
Artiste attendant l’inspiration

Mouais. Sauf que… Honnêtement, moi sans deadline j’avance pas. Je ne dis pas qu’il faut tout planifier à l’avance, décider que vous passerez trois jours sur le synopsis puis dix semaines de rédaction suivies de trois mois de relecture… jusqu’à avoir fini votre magnum opus en juillet 2018.

Mais moi ça m’a aidée d’avoir une deadline finale (la date de rendu de mon projet de master). Une deadline, ça vous empêche d’être trop perfectionniste : ça vous force à trouver un compromis entre écrire Le Roman Qui Changera Le Monde et écrire un roman qui sera fini à temps. Je trouve même que les deadlines rendent plus créatif, comme toutes les contraintes. Quand on sent un problème dans le texte mais qu’on n’a pas le temps de le régler de la manière brute, faut trouver une autre solution. Ça me fait bosser autrement.

Concrètement, pendant la période de rédaction de mon roman, je me forçais à écrire un chapitre par semaine. Le lundi et le mardi, durant lesquels j’écrivais un premier jet, étaient systématiquement les Pires Jours de ma Vie.

2131951188_2ff5c0e466_b[1]
Tout ce que j’écris est nul et moche et idiot. Je ne mérite pas cette balade en barque.

Mais le mercredi, je reprenais. Et il se passait un truc un peu magique la nuit du mardi au mercredi. Bizarrement ce que j’avais écrit en début de semaine ne me paraissait plus si horrible. Je voyais comment l’utiliser comme matière pour former un chapitre qui tenait à peu près la route. Le vendredi, j’avais quelque chose. Et je pouvais passer au suivant.

3) Définir les rôles de chacun des membres de l’équipe et diviser le travail

Mais nan. Ça sert à rien de définir les rôles, je les ai tous. Parce que je travaille SEULE.

Sandro_Botticelli_-_Portrait_of_a_Young_Man_-_WGA2799[1]
Moi ? Je sais tout faire.

Mouais. C’est quand même mieux de bien séparer les tâches : quand je structure mon synopsis, je structure mon synopsis, quand j’écris, j’écris et quand j’édite, j’édite.
C’est là que je vais insister à nouveau sur l’importance de suivre un plan : c’est beaucoup plus facile de se mettre au boulot le matin si on a une tâche claire et bien définie (écrire telle scène, réviser tel chapitre, changer tel détail dans tout le tapuscrit,…) que si on a juste un projet flou et monolithique.

4) Communiquer sans arrêt avec ses partenaires

Ça c’est le plus facile, Y A QUE MOI, pas besoin de communiquer avec qui que ce soit !
JUSTE MOI ! Pour quelqu’un qui n’a jamais été fan de travaux de groupe, c’est plutôt libérateur. Sauf que…

Scott+Pilgrim+So+Alone[1]

En fait, c’est dur de travailler seule tout le temps.

Vraiment, parfois c’est jouer au ping-pong avec soi-même. Dans mon ancienne vie, j’avais des stimuli extérieurs, des mails urgents ou un chef de projet qui me donnait des tâches. Là le matin, je me fais du café et je m’y mets. Rien n’avance sans moi. Il faut provoquer soi-même sa motivation, sa créativité, son esprit critique. C’est épuisant.

Les solutions ? Honnêtement, j’en ai pas vraiment trouvées. (Du coup, dites-moi ci-dessous comment vous faites ! Sérieusement, aidez-moi, je deviens folle. Au secours !)

Cultiver des relations à qui on puisse parler de son travail en cours ? Mais c’est compliqué, parce que les idées neuves sont fragiles, difficiles à expliquer, et personne (même vous) ne les comprendra réellement avant qu’elles soient mises à exécution. Y a rien à faire : pour recevoir des avis sur son roman, il faut d’abord l’écrire. Pas de raccourcis.

5) Surtout : continuer à avancer

Voilà. Ecrire un roman, c’est long et solitaire. Il faut faire confiance à une idée qu’on a eue des mois voire des années auparavant et continuer à y croire pendant tout le temps qu’on l’écrit. Le tout en étant seule. Le tout sans que personne ne vous lise avant que ce soit fini. Oui, c’est dur.

Mais c’est un boulot. Donc faut le traiter comme un boulot. Si une consultante manageuse ingénieure cheffe de projet développeuse front end disait à la pause café qu’elle est en panne d’inspiration, ses collègues se foutraient bien de sa tête.

young-business-woman-1470305665A9g[1]
C’est elle.

Mais ça n’arrive pas, parce qu’elle a une méthode à laquelle se raccrocher quand elle a des jours “sans”.

Et vous, c’est quoi la vôtre ?


A part ça, Sufjan Stevens a mis en ligne un live complet de son magnifique album Carrie & Lowell. C’est absurdement beau, le genre qui vous laisse la bouche entrouverte et les yeux humides.

Les mendiants que j’ai croisé aujourd’hui sur le chemin du boulot : liste exhaustive

ALLER

En bas de chez moi, il y a un homme – la soixantaine naïve sous son béret – qui arrête les voitures et les passants pour demander des pièces. Il sourit en permanence, je ne sais pas comment il fait. En me croisant ce matin, il lève les mains comme pour m’apaiser, parce qu’un jour je lui ai répondu « non merci » plus sèchement que je ne le voulais. Depuis ma présence l’intimide.

Dans le tram 92, un couple, lui avec sa guitare et elle qui chante au micro. Un ampli monté sur des roulettes de cabas ajoute de la réverbération à sa voix.  Elle porte une doudoune rouge vif, un pantalon moulant à motifs léopards et elle chante bien, pour autant qu’on puisse bien chanter devant le public récalcitrant du tram de 9 heures. Tout en fourrageant dans mes poches, je me demande ce qu’est l’art et ce qui fait que cette performance n’en est pas. Je trouve une pièce de 10 centimes et la laisse tomber dans le gobelet en carton qu’elle me tend.

Près de l’arrêt Louise où je descends, un gars à genoux sur le sol, cheveux argentés, bonnet à pompon, le visage à moitié couvert par une écharpe grise. Il y a un panneau en carton posé à côté de lui : « MA FAME E MALADE SCUSE-MOI ». Je n’invente rien. Peut-être qu’il sait écrire et qu’il a intentionnellement fait des erreurs parce que le pathos rapporte. Peut-être que non.

Je remonte vers Porte de Namur. Sur les marches de l’église des Carmes est assise une vieille dame aux yeux très bleus enfouis dans son visage tout froissé. Elle, je lui donne souvent : parfois des pièces, parfois un fruit. (Une banane ou un kiwi mais jamais de pommes : elle n’a plus les dents nécessaires pour les croquer.) Quand elle me remercie, elle m’appelle Poupée. Invariablement, elle me propose de prendre un journal, un des exemplaires usés qu’elle ramasse dans la station de métro. Invariablement, je refuse. Comme je lui donne souvent, je suis gênée de passer devant elle aujourd’hui sans m’arrêter alors je m’approche. Je n’ai plus de pièces madame, je suis désolée. Elle relève la tête. Tu as des billets ? Je ris. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Non madame, je n’ai pas de billets non plus. Je lui souhaite une bonne journée et repars. Si j’avais à manger, je lui donnerais. Mais je n’ai rien.

(C’est un mensonge. En réalité, j’ai du chocolat dans ma sacoche – 70% de cacao, vegan et bio, sucré avec du nectar de noix de coco – mais je ne partagerai pas.)

A l’entrée de la chaussée d’Ixelles, juste en face du métro Porte de Namur, un jeune mec, assis sur une couverture. Il serre un grand chien noir à la langue pendue contre lui. Cigarette au bec, tignasse brune en bataille sous un bonnet crasseux, il passe un regard étonné par-dessus l’échine de son chien. Il a mon âge. Qu’est-ce qu’il fout là ? Je pourrais m’approcher et lui faire la proposition : « Mec, il y a une chambre de libre chez moi, tu devrais venir, c’est pas grand mais c’est chauffé, qu’est-ce que t’en dis ? » Je ne le fais pas. C’est un choix conscient et délibéré. Qu’est-ce qu’on ferait de son chien ?

DESTINATION

Dans l’ascenseur de la tour où se trouve mon bureau, je me rends compte, appuyée contre la paroi de la cabine, que j’ai suffisamment d’argent pour changer une vie. Pas toutes les vies des mendiants que j’ai croisé ce matin-là, mais je pourrais en changer une, ce serait faisable. Je pourrais en choisir un et lui dire : viens, viens, je vais te donner mille euros par mois jusqu’à ce qu’on te remette sur pied, viens on va te rhabiller, te trouver un appart, un boulot, une famille, du bonheur…

J’ai raconté à un ami à quel point je haïssais mon trajet sur l’avenue de la Toison d’Or et cette misère maussade sur fond de vitrines de boutiques de luxe. Il m’a suggéré de faire du télé-travail comme ça je n’aurais plus à le faire, ce trajet. Le problème, ce n’est pas l’état du monde, a-t-il déclaré, c’est la façon dont tu l’appréhendes.

Pour ouvrir la porte du bureau au 13ème étage il faut presser son index sur un lecteur d’empreintes digitales. A l’intérieur il y a : des lampes ikea au design branché, tout Bruxelles en panorama, des poufs orange, du thé chaud à volonté, des collègues qui trouvent que j’ai de la valeur.

RETOUR

En face du magasin Hema : une femme voilée au nez crochu, emmitouflée dans un châle brun qui me parait trop fin pour la saison. Elle mâchonne une croute de pain, range le reste dans un sachet de papier et fourre le tout sans son cabas. Je suis contente qu’elle ait du pain.

Puis il y a cette dame que je vois tous les soirs devant le cinéma. Debout, elle aborde les passants et explique qu’elle est dans une mauvaise passe, qu’elle a besoin de juste un euro ou deux. Elle ressemble à ma directrice d’école primaire, en plus molle et beaucoup plus fatiguée. La première fois, j’ai donné. Qu’est-ce qui vous arrive ? j’avais voulu savoir. Elle porte un blazer noir et c’est important : c’est ce qui la différencie des autres. Au premier regard elle semble propre sur elle : elle ressemble aux passants qu’elle harponne et donc ils l’aident. Mais en la croisant chaque soir, je me suis rendu compte que son blazer était sale, qu’elle avait des cernes et qu’elle approchait les gens en répétant toujours les trois mêmes phrases. Depuis, je ne donne plus. Pourtant, qu’est-ce que ça change qu’elle ait une stratégie ?

Plus loin, un homme très brun, cheveux et barbe noirs et hirsutes, discute avec un jeune couple. Il a un chiot et la fille du couple veut acheter quelque chose pour l’animal. Je ralentis mes pas pour écouter, mais je ne saisis pas de quoi il s’agit exactement : à manger ? Une veste pour le chien ? Elle lui demande : tu seras là demain ? Il acquiesce. Il a un accent. Pour leur montrer quelque chose, il appelle le chiot mais celui-ci n’obéit pas : il est encore jeune et turbulent. Après quelques tentatives, il l’empoigne d’un geste qui me paraît inutilement brutal. Mais bon : je ne connais rien aux chiens.

En face de l’arrêt Louise, le même homme que le matin, toujours à genoux sur le béton froid, toujours le visage caché derrière son écharpe, toujours avec le panneau aux fautes d’orthographe. A la relecture, je me rends compte que c’est un poème :

MA FAME E
MALADE
SCUSE-MOI

Je vérifie l’heure sur mon téléphone portable : l’homme est là depuis neuf heures, au moins. N’a-t-il réellement pas bougé ? Il me voit le regarder. Je me détourne, prise sur le vif. J’avais oublié que moi aussi j’étais exposée, visible autant que lui. Vautour : je n’ai rien à lui donner en échange des pensées qu’il provoque en moi.

Mon tram arrive. Je trouve un siège, sors mon stylo et ouvre mon carnet.

Mort aux oiseaux (I)

J’ai 22 ans et je mens très bien.

L’autre jour, cinq minutes avant la fin du cours, un soldat en uniforme est entré dans l’auditoire. Il a fait un signe à la prof, qui s’était arrêtée de parler, l’air de dire non, non, continuez, et s’est tenu debout pour le reste de la leçon, dos au mur, sous une fenêtre. Il avait une bonne posture, le gars, je me souviens, il se tenait grand et droit. Après la fin du cours, lui et la prof ont discuté à voix basse, leurs têtes penchées l’une vers l’autre. La prof a croisé mon regard et m’a souri avec la moitié droite de son visage puis elle m’a indiquée au soldat. Lui m’a jeté un coup d’œil et a hoché la tête. Ça ne m’a pas surprise. Je suis la meilleure étudiante de ma promo : beaucoup d’adultes m’interpellent dans les couloirs en m’appelant par mon nom de famille puis posent une main lourde et bienveillante sur mon épaule. Je sais réagir : je dis oui oui merci oui avec plaisir. Dans cet ordre.

Je me suis approchée du soldat, prête à dire les bons mots dans le bon ordre. Il m’a entraînée dehors. Il marchait vite, les foulées larges : je devais faire trois pas quand lui en faisait deux, juste pour pouvoir le suivre. C’était le printemps, bleu, vert et tendre. Il faisait encore frais : tout en me parlant, le gars rajustait son col. Moi je tendais le cou, j’écoutais à moitié, je me demandais à quoi ça ressemblait, le ciel, quand les oiseaux y volaient encore. Il prononçait des mots comme devoir et mérite, concours et excellence, vermine et volatiles. J’ai dit oui. Oui. Merci. Oui. Avec plaisir. Il m’a posé une main sur l’épaule puis m’a saluée d’un geste sec du menton, tout carré. Je l’ai regardé s’éloigner.

Je suis allée passer le concours, comme il me l’avait proposé. C’était facile. J’ai fini avec de l’avance : j’avais mon stylo bleu préféré, celui qui glisse sur le papier, c’était comme si ma main volait. Une équation bien résolue, écrite avec soin et goût sur du papier quadrillé, c’est un peu comme de l’art, j’ai décidé. Avant de remplir le dernier feuillet du questionnaire, je me suis arrêtée une minute, mon coude sur la table et ma joue sur mon poing. Par la fenêtre : le ciel d’un bleu rectiligne, la cime des arbres qui se balançait doucement et aucun oiseau. Le dernier feuillet du questionnaire était le plus facile : avais-je déjà enfreint la loi ? Connaissais-je des dissidents ? Que pensais-je du premier ministre ?

Je mens très bien.

Les autres étudiants m’arrêtent dans les couloirs et découvrent leurs dents dans ma direction, joyeux. Leurs sourires m’éblouissent comme des flashs. La prof fait une annonce en début de cours : j’ai eu les meilleurs résultats du pays au concours. Tout le monde le savait déjà, bien sûr, les résultats sont publiés dans le journal, mais avoir l’occasion d’annoncer la nouvelle devant un public conquis la rend radieuse et je ne lui en veux pas de vouloir en profiter. C’est grisant cette attention soudaine, je me sens toute auréolée. On me demande comment j’ai fait. Je hausse les épaules. Je regarde le ciel. On me demande quand se passera l’entretien. Je donne la date. On me demande quelle sera ma réponse. C’est la question la plus facile de toute. Je dirai oui. Ils veulent que je dise oui. Ils veulent que je rejoigne l’armée pour tuer les oiseaux. Je sèmerai partout des graines empoisonnées. J’inventerai des petits missiles à tête chercheuse pour les trouver là où ils se cachent. Des armes chimiques, brouillard jaune, là-haut dans les arbres, qui n’atteindront qu’eux. Mes camarades me congratulent, ravis. Oui, s’écrient-ils, vive le premier ministre, mort aux oiseaux !

Il s’appelle Henry. C’est mon petit copain. Il est fier de moi, pas jaloux, beau quand il se tient dans une certaine lumière. En bref : parfaitement adéquat. Affalés sur mon lit, on s’embrasse. Ses cheveux sentent bon mais j’ai une question : pourquoi ? Pourquoi tuer les oiseaux ? Il se fige, interdit. Son corps contre le mien me parait soudain froid et immensément lourd. Je me redresse sous son regard effrayé. Pardon, je souffle. C’est une mauvaise blague. Il sourit, son visage s’éclaire et rien n’a vraiment changé. Charmeur, il se penche vers moi, murmure : je n’ai rien entendu, je t’aime, j’ai déjà oublié. Bien après qu’il s’endorme, je suis encore éveillée, le cœur brûlant. Une veine palpite dans mon dos.

La veille de l’entretien, je sors sur le balcon de mon appartement pour fumer une cigarette, la première depuis plus d’un an. Elle n’est pas très bonne et je regrette d’être sortie. En pyjama, pieds nus sur la pierre grise, je frissonne dans la rosée glacée du matin.  Mais je m’obstine à tirer, bouffée après bouffée. Mentalement, je fais la liste de ce que je n’aime pas dans le fait d’avoir 22 ans. C’est un âge où on ne peut plus se permettre de n’être que potentiel, il faut accomplir, atteindre des objectifs, se révéler. C’est un âge où on ne peut que poser des questions, sans pouvoir vraiment y répondre. De quoi le futur sera-t-il fait ? Les adultes font semblant d’être sûrs d’eux mais, après tout, ils n’ont pas plus d’informations que moi.

Et le voilà qui apparait, se pose sur la balustrade. Je ne suis pas surprise. C’est idiot : je pense, enfin, tu es là, je t’attendais. Il me regarde, l’air intrigué, son bec noir et fin pointant dans ma direction. Il n’a pas peur. J’éteins ma cigarette, les larmes aux yeux. C’est un étourneau sansonnet. Je connais son nom : je l’ai étudié pour le concours. Plumes vertes et brillantes cernées de noir, mouchetées de tâches claires comme autant de petits coups de pinceaux. Il est minuscule et tellement fier. Je comprends qu’on ait voulu l’exterminer : sa beauté n’est pas de ce monde, elle appartient aux toiles des peintres flamands ou aux chansons des groupes de rock garage, tempo 4/4, chanteur en sueur et public transporté. Mais il n’y a que lui, sautillant sur la rambarde. Et quoi ? m’interroge-t-il. Je tends la main : il s’y perche. Sa confiance le perdra. Ses serres me chatouillent la paume. De mon autre main, je lui effleure les plumes. Je pourrais l’écraser : ce serait si facile. A la place, je me penche et lui souffle dessus. Il s’envole.

A mon entrée, l’examinateur me toise de bas en haut, s’attardant sur mes chaussures. Je suis droite et rigide, irréprochable. Pour l’entretien, on s’assied de part et d’autre d’une petite table. Il est vêtu du même uniforme que le soldat : ça le boudine, ce qui, bêtement, me rassure. Le problème mathématique qu’il me demande de résoudre est ardu. Je pose mes mains bien à plat sur la table, leur ordonne fermement de ne pas trembler. Réfléchis. L’examinateur s’impatiente. J’aurais eu le temps de finir cinq fois, déclare-t-il, agacé. Je n’en doute pas, je réplique, polie et imperturbable. Je sais qu’il me teste. Finalement je trouve la clef, j’écris la première équation et les autres suivent, tombant comme des dominos. A la fin, les questions faciles. Ma patrie ? Mes yeux grands ouverts, naïfs et francs. Je donnerais tout pour elle. Le premier ministre ? Mon vrai sourire, celui qui me plisse le front. Un véritable meneur d’homme, monsieur, je l’admire profondément. Les oiseaux ? Mâchoires crispées, grincement de dents. Je les hais. Qu’ils meurent tous.

Il n’y a plus qu’à attendre. Deux jours, m’a dit l’examinateur quand je suis sortie. Trois, tout au plus. Je suis avec Henry quand mon téléphone sonne. Il m’interroge du regard. C’est eux ? Je hoche la tête : oui, oui, ne fais pas de bruit. A l’autre bout du fil une femme me dit : Félicitations, mademoiselle. Grand honneur. Voie noble. Servir votre patrie. Exterminer la vermine volatile. Votre avenir est assuré. Je raccroche. Henry me fixe, la bouche entrouverte. Je dois aller signer demain, j’annonce d’une voix blanche. Il m’embrasse, me caresse, me lèche un peu partout avec l’enthousiasme et la maladresse d’un grand chien. Je sanglote. Les larmes ruissellent sur mes joues : le débit est absurde, je suis une fontaine, un robinet. Henry s’arrête. Sans le regarder, je sens sa présence à côté de moi sur le lit pendant de longues minutes, immobile. Finalement, il se lève. J’entends la porte de ma chambre se refermer, puis celle de l’appartement claquer. Il ne m’a pas dit au revoir.

Le lendemain, je marche le long d’un couloir étroit. Des hommes et des femmes en uniforme me serrent la main et me souhaitent la bienvenue, comme si j’étais déjà l’une des leurs. La générale m’accueille assise à son bureau, un meuble en bois massif aux arêtes pointues, et me sert un whisky dans un verre ouvragé. Je réprime une grimace : l’alcool me brûle la gorge comme si je venais de vomir.  Elle, elle ne sourit pas. Elle me refait le discours, les yeux brillants, galvanisée. Honneur. Patrie. Le premier ministre. La fin de la vermine volatile. Finalement, finalement. Avec des jeunes comme vous, mademoiselle. Avec des jeunes comme moi ? Elle me tend le contrat. Je le soupèse, le feuillette : il y a douze pages en tout. Je lui dis que je voudrais le lire avant de signer. Elle comprend. Elle se lève, me pose une main – encore ! – sur l’épaule. Prenez votre temps, mademoiselle. J’ai à faire de l’autre côté du couloir. Venez me trouver si vous avez une question.

Je suis seule dans la pièce, la main crispée sur le stylo, le contrat devant moi. Les mots serpentent sous mes yeux, comme de longs squelettes, chaque lettre une vertèbre noire. Je comprends que je ne le lirai pas. Je tourne les pages jusqu’à l’endroit réservé à ma signature. Je me répète que je mens très bien, que je pourrais signer. Simplement écrire lu et approuvé, puis mon nom : j’en suis capable.

Mais je ne signe pas. A la place, je dessine. Des ailes, des becs, des pattes, de longues plumes mouchetées. Leur légèreté sans nom. Sous mes doigts, les oiseaux prennent vie.